Alix Lerasle : Du verre entre les doigts

Lundi 23 septembre 2024

La mère est malade, le père a disparu, l’aîné s’est enfui dans la nuit. Et Nati, ce curieux petit frère, n’est pas un enfant comme les autres. Isolée dans une maison emplie d’ombres, la narratrice interroge le passé. Que cachent tous ces silences autour de leur histoire ?

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la nuit est faite pour qu’on s’y cache
c’est un espace où je me sens bien
quand je ne reste pas face au miroir
que l’enfant rêvée n’est pas là
que personne n’entre dans ma chambre
je peux parler tout bas
je me raconte des tas d’histoires
dans lesquelles chaque fois
je quitte la maison
des gens bizarres
m’attendent à l’extérieur
et veulent que je parte avec eux
j’ai de la peine pour la mère
et je voudrais emmener Nati
mais il dort
les gens bizarres
disent que
c’est important
vite vite
s’il te plaît s’il te plaît

alors je crie sur le pas de la porte
NATI
et Nati descend l’escalier
la maison veut nous retenir
sa bouche commence à se refermer
mais j’attrape Nati par la main et nous passons la porte
nous montons dans un train
recouvert de nacre noire
qui crache des bulles de fumée
on démarre
la maison s’éloigne
elle rapetisse à vue d’œil
bientôt je la confonds avec les flocons de neige
qui tombent sur les rails
aussitôt j’oublie
qu’il y a la mère dans cette maison
la maladie qui ne la quitte pas
le grand grand frère en pension
l’enfant rêvée qui rôde
autour des reflets de moi

je m’endors et je rêve
qu’on m’oublie là d’où je viens


au matin il y a
du silence partout
sur le sol de la maison
du froid carrelage de la cuisine
aux gros tapis tachés du salon
devant lesquels on s’asseyait
avec le grand grand frère
dans nos chasses aux trésors
pour les transformer en gigantesques cartes
« ici ! c’est l’île du Capitaine Rouge ! »
« là ! une croix, c’est un indice !
il faut qu’on cherche dans ma chambre ! »
depuis le départ du grand grand frère
le silence est là
se répand tout autour
en gros flots opaques
dès qu’on s’agite un peu
comme une brume il se soulève
retombe et recouvre tout
la table
les assiettes
les chaises
la mère
la mère surtout
seule résiste
posée sur le buffet
la radio rouge et blanche
petit poste rectangulaire
qui parle et qui chante

la mère ne l’éteint presque jamais


avant
des gens du dehors venaient à la maison
la mère réglait la radio
pour entendre la musique
ils s’asseyaient dans le salon
discutaient un peu
avant
dans la maison
il y avait un salon
et même
de la musique
maintenant nous restons autour
de la table de la cuisine
quelque part
la radio bavarde
la maison s’étire
fait craquer ses planchers
grincer ses portes
et malgré tout ce bruit
nous ne pouvons pas ignorer
l’épais silence qui nous entoure


ça n’a duré
qu’un instant
qu’une heure
peut-être deux
je suis allée dans le jardin
le jardin presque mort
j’ai pleuré sans comprendre
jusqu’à ne plus avoir
aucune larme

je suis rentrée dans la maison
c’était comme si tout mon chagrin
avait disparu

le soir
le mur
de ma chambre s’est mis
à gondoler drôlement
on aurait dit
qu’il était gorgé d’eau

Alix Lerasle : Du verre entre les doigts, Le castor astral, 2024, pages 47-51, 93.

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